Pour introduire cette partie, j’ai désiré prendre le début du livre de Frédéric Laloux : Reinventing Organizations: Vers des communautés de travail inspirées (pp. 21-32). Diateino.
Il donne un peu la température de toutes les pépites que vous trouverez dans cette section !
L’ÉMERGENCE D’UN NOUVEAU MODÈLE D’ORGANISATION
On ne change pas les choses en s’opposant à ce qui existe déjà. Pour que les choses changent, il faut construire un nouveau modèle qui rende l’ancien obsolète. – Richard Buckminster Fuller
Le grand philosophe et savant grec Aristote a affirmé, dans un traité écrit en 350 av. J-C, que les femmes avaient moins de dents que les hommes[1]. Nous savons aujourd’hui que c’est une absurdité. Mais pendant près de 2 000 ans, ce fut une vérité acceptée dans le monde occidental. Jusqu’au jour où quelqu’un eut une idée révolutionnaire : et si on les comptait ? La méthode scientifique, qui consiste à formuler une hypothèse et à la vérifier, est si profondément enracinée dans notre façon de penser que nous avons du mal à concevoir que des êtres intelligents puissent faire une confiance aveugle à l’autorité et ne pas soumettre ses affirmations à vérification. On pourrait nous pardonner de croire que les gens étaient peut-être moins intelligents en ce temps-là ! Mais avant de les juger trop durement, posons-nous la question de savoir si les générations futures ne se moqueront pas de nous de la même manière. Est-il impossible que nous soyons, nous aussi, prisonniers d’une compréhension simpliste du monde ? Il y a des raisons de croire que cela pourrait être le cas. Permettez-moi, à titre d’exemple, de vous poser une question : combien de cerveaux possède un être humain ? J’imagine que vous allez répondre « un seul » à moins que, flairant le piège, vous ne me disiez « deux », en pensant à l’opposition bien connue entre cerveau gauche et cerveau droit. On sait aujourd’hui que nous en avons trois : le gros cerveau qui est logé dans notre crâne, bien entendu, mais aussi un petit cerveau situé dans notre cœur et un troisième dans nos entrailles. Les deux derniers sont beaucoup plus petits mais pas négligeables pour autant : celui des intestins a autant de neurones qu’un cerveau de chien, et celui du cœur autant que celui d’une souris[2]. Mais surtout, il s’agit de systèmes nerveux autonomes qui fonctionnent en harmonie, tout en ne prenant aucun ordre de leur grand frère situé dans la tête. Et voici qui devient intéressant : le cerveau du cœur et celui des entrailles n’ont été découverts que récemment même si nous avions depuis longtemps les moyens techniques de les identifier. Pour les voir, il suffit d’un cadavre, d’un bistouri et d’un microscope grossier. En réalité, le cerveau entérique a été découvert dès 1860 par le docteur Auerbach, un médecin allemand. Sa découverte a été développée par deux de ses collègues anglais, Bayliss et Starling. Et pourtant, phénomène extraordinaire, le milieu médical semble avoir complètement oublié le cerveau entérique pendant un siècle, avant qu’il soit redécouvert à la fin des années 1990, notamment par le neuroscientifique américain Michael Gerson. Comment la communauté scientifique a-t-elle pu oublier l’existence d’un cerveau ? Je crois que la raison tient au système de croyances de notre époque. Dans une vision hiérarchique du monde, il ne peut y avoir qu’un seul cerveau qui dirige le corps, comme il ne peut y avoir qu’un seul dirigeant à la tête d’une organisation. Intuitivement, nous savons bien pourtant que nous avons trois cerveaux. À peu près toutes les langues dans le monde ont des expressions comme « se fier à ses tripes » ou « mon cœur me dit de… » (alors qu’aucune langue ne dit « se fier à son genou » ou « mon rein me dit de… »). Mais notre esprit rejette cette intuition, car l’idée que trois cerveaux autonomes travaillant de façon coordonnée, sans que l’un ne soit le boss des autres, n’est pas compatible avec la conviction que le monde a besoin de hiérarchies pour fonctionner. Ce n’est peut-être pas une coïncidence si nous avons découvert (ou redécouvert) les deux autres cerveaux au moment où Internet prenait une place centrale dans notre vie. Avec Internet, une nouvelle représentation du monde émerge : non seulement un réseau d’intelligences distribuées et connectées est possible, mais il est peut-être encore plus puissant qu’un système hiérarchique centralisé. Cette nouvelle conception nous permet d’envisager l’existence de trois cerveaux travaillant en intelligence partagée. Nous sourions à l’idée que les gens du Moyen Âge pouvaient croire à l’affirmation d’Aristote que les femmes ont moins de dents que les hommes. Et pourtant, il semble que nous puissions être, nous aussi, aveugles à certaines réalités, du fait de notre système de pensée. Pendant près d’un siècle, des scientifiques n’ont pas eu la curiosité d’utiliser leur microscope pour découvrir d’autres cerveaux, puisqu’il n’était pas pensable qu’il y en ait plus d’un. De la même manière, les contemporains de Galilée refusaient de regarder dans le télescope car il était impensable pour eux que Dieu ait placé la terre ailleurs qu’au centre de l’univers.
Les limites des modèles organisationnels actuels
Je m’intéresse aux organisations et aux questions de collaboration, pas à la médecine ni à l’astronomie. Mais la question fondamentale demeure la même : notre vision du monde limite-t-elle notre façon de penser les organisations et le management ? Si nous changions de système de croyances, pourrions-nous inventer une nouvelle façon de travailler ensemble, plus productive, plus harmonieuse, plus inspirée ? Pourquoi se poser la question ? Qu’y a-t-il, après tout, de si problématique dans nos entreprises actuelles, avec nos modes de management ? Pendant des milliers et des milliers d’années, les humains ont vécu sous la menace constante des famines et dans la peur des épidémies, toujours à la merci d’une sécheresse ou d’une simple grippe. Et, soudain, comme surgie de nulle part, la modernité nous a apporté en l’espace de deux siècles une prospérité et une espérance de vie totalement nouvelles. Et ce progrès extraordinaire n’a pas été le fait d’individus agissant seuls mais de personnes qui collaboraient au sein d’organisations :
- Dans nos économies de marché, des entreprises de toute taille ont créé des richesses sans précédent, en particulier dans le monde occidental. Elles sont notamment en train de sortir de la misère et de la pauvreté des millions d’Indiens, de Chinois et d’Africains. Nous avons construit des chaînes d’approvisionnement extrêmement complexes, qui ne cessent de créer entre les êtres humains des liens dont on peut penser qu’ils contribuent plus au maintien de la paix entre les nations qu’aucun accord politique ne l’a jamais fait.
- Un réseau serré d’organisations – centres de recherche, laboratoires pharmaceutiques, facultés de médecine, compagnies d’assurance – a donné naissance à un système médical hautement élaboré, inimaginable il y a seulement un siècle. Au cours des 100 dernières années, il a contribué à allonger de près de 20 ans l’espérance de vie dans les pays occidentaux. La mortalité infantile a été réduite de 90 % et la mortalité maternelle de 99 %. Des fléaux de toujours comme la polio, la lèpre, la variole et la tuberculose font pratiquement partie du passé, même dans les pays les plus pauvres.
- En matière d’éducation, un réseau d’institutions – jardins d’enfants, écoles primaires, collèges, lycées et facultés – a apporté à des millions d’enfants et de jeunes une instruction qui était autrefois l’apanage d’une toute petite minorité. Le taux d’alphabétisation, qui va de soi pour nous aujourd’hui, est sans précédent dans l’histoire de l’humanité.
- Partout dans le monde, le secteur non-lucratif se développe de façon spectaculaire depuis plusieurs décennies, et crée des emplois à un rythme plus rapide que les entreprises à but lucratif. De plus en plus de personnes donnent de leur temps, de leur énergie et de leur argent pour des causes qui comptent pour elles et pour le monde.
En moins de deux siècles – le temps d’un claquement de doigts au regard de l’histoire de notre espèce – les organisations modernes ont fait faire à l’humanité des progrès inouïs dont aucun n’aurait été possible si elles n’avaient fourni le cadre qui permet à des énergies individuelles de se fédérer. Et pourtant, nous sommes nombreux à sentir que notre façon de penser l’entreprise et le management ne correspond plus à notre temps ni à nos attentes. De nombreuses études montrent que le travail est beaucoup plus souvent source de stress et de souffrance que de passion et de sens. Et cela ne se limite pas seulement à ceux qui triment au bas de la pyramide. Au cours de mes quinze années de conseil et de coaching en entreprise, j’ai levé le voile sur un secret bien gardé : la vie au sommet des organisations n’est pas beaucoup plus épanouissante. Derrière les fastes de la réussite, la vie des grands chefs d’entreprise est souvent faite de réelles souffrances. Leur activité débordante cache parfois mal un grand vide intérieur. Les jeux de pouvoir, les luttes internes et la pression des résultats finissent par laisser des traces. Au bas comme au sommet de la pyramide, les entreprises sont trop souvent des lieux sans âme, au sens premier du terme : des lieux où nos egos s’empoignent et s’épuisent, et où nos âmes se sentent étrangères. Nous savons instinctivement que le management est dépassé. Vus à la lumière de ce début de XXIe siècle, ses rituels et ses procédures paraissent légèrement ridicules. C’est pourquoi les bouffonneries d’un « comic strip » de Dilbert ou un épisode de la série The Office sont à la fois familiers et grinçants. – Gary Hamel Ce livre n’est pas une diatribe contre les grandes entreprises et leur folie de profit. Les fonctionnaires des administrations publiques et les salariés du secteur associatif sont rarement plus enthousiastes quand ils parlent de leur travail. Même des personnes qui ont choisi leur métier par vocation, comme c’est le cas de nombreux médecins, d’infirmières ou d’enseignants par exemple, sont lasses de la manière dont leur organisation les amène à exercer leur travail. Les professeurs, les médecins et les infirmières abandonnent en très grand nombre le métier qu’ils avaient choisi. Nos écoles ne sont malheureusement, pour la plupart, que des machines sans âme où élèves et professeurs se contentent de jouer mécaniquement le rôle qui leur est assigné. Nous avons fait de nos hôpitaux des institutions froides et bureaucratiques qui empêchent trop souvent les médecins et infirmières d’écouter et de soigner avec leur cœur.
Les questions à l’origine de ce livre
Bien sûr, des dirigeants d’entreprises et des directeurs de ressources humaines cherchent à trouver des solutions à ces défis, et à rendre le travail plus intéressant, plus efficace et plus épanouissant. Cela passe souvent par de grands projets de changement : changements culturels, nouveau paradigme de leadership, centralisations, décentralisations, nouveaux systèmes informatiques, élaboration d’une vision et d’une raison d’être de l’entreprise, nouveaux systèmes de rémunérations et de bonus. Toutes les façons de faire fonctionner les organisations semblent avoir été expérimentées et avoir atteint leurs limites. On en arrive à penser parfois que toutes ces tentatives d’amélioration semblent finalement contribuer au problème, plutôt qu’à sa solution. Nous sommes nombreux à espérer, au fond de nous, qu’on puisse inventer une tout autre façon de fonctionner, un autre modèle d’organisation, porteur de sens, où nous serions libres d’exprimer pleinement notre potentiel. Mais est-ce vraiment possible ? Ou n’est-ce qu’une douce rêverie ? Et s’il était possible de créer des organisations fondamentalement plus épanouissantes, à quoi ressembleraient-elles ? Comment les faire naître ? Voilà les questions qui sont au cœur de ce livre. Pour moi il ne s’agit pas d’interrogations philosophiques, mais de questions éminemment pratiques, qui méritent des réponses concrètes. Car si nous sommes, grosso modo, tous d’accord sur ce qui ne va pas dans notre système de gestion actuel, nous manquons cruellement d’alternatives. De plus en plus de personnes seraient prêtes à adopter d’autres modèles, d’autres pratiques, si nous savions lesquels ! Mais pour cela, il nous faut une vision claire de ce que pourraient être de nouveaux modèles d’entreprises, d’écoles, d’hôpitaux. Et au-delà de la vision, nous avons surtout besoin de réponses à des questions précises et concrètes. La vieille pyramide hiérarchique a vécu, nous le sentons bien, mais par quoi la remplacer ? Chacun devrait pouvoir prendre des décisions importantes, pas seulement ceux qui sont « en haut », mais si tout le monde décide, comment faire pour éviter le chaos ? Pour prendre des exemples concrets, qui décide des promotions et des augmentations de salaire, dans un modèle sans pyramide hiérarchique ? Est-il possible d’inventer des processus pour répondre à ces questions qui évitent les jeux de pouvoir dont nous ne voulons plus ? Comment faire des réunions vraiment productives où plutôt que de laisser les egos se faire la guerre nous pourrions laisser parler notre cœur ? Comment vraiment donner du sens à ce que nous faisons, au-delà des professions de foi ronflantes qui nous inspirent souvent du cynisme ? Certes, nous avons besoin d’une vision, d’une conceptualisation de ce que pourrait être un nouveau type d’organisation. Mais il nous faut aussi et surtout des réponses concrètes à des dizaines de questions pratiques comme celles-ci. Je vais me focaliser dans ce livre sur la question du fonctionnement des organisations. Des considérations plus larges, sur les aspects sociaux et environnementaux, ne sont évidemment jamais très loin. Notre planète est devenue trop petite pour héberger notre modèle économique. Nos entreprises contribuent massivement à l’épuisement des ressources naturelles, de nos réserves d’eau et de nos terres arables, tout comme à la destruction des écosystèmes et au changement climatique. Nous jouons à la roulette russe avec l’avenir, misant sur le fait que des solutions technologiques, encore à trouver, nous aideront à résoudre tous ces problèmes. Ce pari me paraît pour le moins risqué. Du point de vue économique, un modèle de croissance infinie dans un monde aux ressources finies nous mène droit dans le mur. Les récentes crises financières ne sont peut-être que les frémissements avant-coureurs d’un effondrement économique d’une bien plus grande ampleur. Ce n’est probablement pas une exagération mais une triste réalité : la survie des espèces, des écosystèmes, et même de l’humanité dépend d’un changement radical dans notre façon de penser les entreprises et l’économie.
Première partie : Les organisations au cours de l’évolution
On cite souvent une phrase d’Einstein qui dit qu’on ne peut résoudre un problème depuis le niveau de conscience qui l’a créé. Si ce que dit Einstein est juste, une nouvelle façon de voir les choses, un autre niveau de conscience, une nouvelle conception du monde sont le préalable indispensable à la réinvention des organisations humaines. Pour certains, c’est se bercer d’illusions que de croire que l’humanité puisse accéder à une autre vision du monde et par là inventer un autre paradigme de gestion. Pourtant, c’est ce qui s’est produit à plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité, et certains indices laissent penser qu’un nouveau changement de paradigme, et, au-delà, un nouveau modèle d’organisation, sont en train d’émerger. Un grand nombre de chercheurs – psychologues, philosophes et anthropologues – ont étudié l’évolution de la conscience humaine depuis la Préhistoire jusqu’à nos jours. Tous sont d’accord sur le fait que cette évolution s’est faite par bonds en avant. À chaque étape, l’humanité a fait un saut dans ses capacités – cognitives, morales, psychologiques – ce qui lui a permis de constituer des sociétés de plus en plus complexes. Chaque bond en avant a donné naissance à des formes nouvelles de technologies, d’économies, de gouvernements et de religions. Un aspect de cette évolution n’a, me semble-t-il, pas encore reçu l’attention qu’il mérite : chaque bond en avant a également donné naissance à un nouveau modèle d’organisation. C’est cette histoire que raconte la première partie de ce livre : celle de l’évolution de la conscience humaine et, à chaque étape, de l’invention de nouveaux modèles d’organisation. (Ces modèles successifs coexistent encore largement aujourd’hui, si bien que ce point de vue historique apporte un éclairage essentiel à un grand nombre de débats actuels autour du management.)
Ce qui est intéressant, c’est que cette perspective évolutionnaire ne nous apporte pas seulement un éclairage historique, mais nous donne aussi des pistes pour ce qui pourra surgir à l’avenir. Des chercheurs en psychologie du développement ont remarqué qu’un nombre croissant de personnes envisageaient un nouveau rapport au monde. Grâce à leurs travaux, nous savons déjà beaucoup de choses sur le prochain palier de la conscience humaine qui est en train d’émerger. Se pourrait-il que, comme dans le passé, un nouveau niveau de conscience donne naissance également à des formes nouvelles d’organisations ?
Deuxième partie : Recherche empirique : ce que les pionniers peuvent nous apprendre
La deuxième partie de ce livre décrit de façon pratique comment certaines organisations fonctionnent déjà selon le nouveau modèle qui émerge. Pendant près de trois ans, j’ai étudié des entreprises novatrices qui ont déjà largement commencé à fonctionner selon un modèle en phase avec le nouveau stade de développement de l’être humain. Mon objectif était de répondre aux questions suivantes : À quoi ressemblent ces entreprises ? Comment fonctionnent-elles ? Est-il déjà possible de décrire leur structure, leurs processus et leur culture, c’est-à-dire de conceptualiser leur modèle de façon précise, afin de permettre à d’autres de s’en inspirer ? Je ne savais pas trop à quoi m’attendre en commençant cette recherche. Trouverais-je suffisamment d’exemples pertinents ? Allais-je rencontrer seulement de toutes petites entreprises ? Ou des organisations créées si récemment qu’il n’y aurait pas beaucoup d’enseignements à en tirer ? Malgré ces doutes, des critères stricts de sélection me paraissaient indispensables pour déboucher sur des conclusions valables. J’ai décidé de prendre en considération les organisations de tout secteur d’activité (marchand, non-marchand, éducation, santé, administration, etc.) et de toute origine géographique, mais de me limiter toutefois à celles qui comportent au moins 100 collaborateurs[3], et qui fonctionnent depuis au moins cinq ans avec des structures, des modalités, des processus et une culture profondément en cohérence avec les caractéristiques du prochain stade de développement. Au final, mes craintes se sont révélées infondées. Les douze organisations que j’ai étudiées, énumérées au chapitre 2.1, ont largement satisfait à ces critères. Nombre d’entre elles fonctionnent selon ces principes depuis longtemps, 30 ou 40 ans dans certains cas, et emploient des centaines, et parfois des milliers de collaborateurs. Autre surprise : je m’attendais à rencontrer la plupart des exemples dans le secteur des services (soins, santé, éducation) où le métier est souvent vécu comme une vocation, et où la raison d’être de l’entreprise incite les collaborateurs à chercher des formes de gestion qui feraient sens. J’ai été très heureux de m’être trompé. Parmi les pionniers, il y aussi bien des entreprises commerciales que des associations à but non-lucratif. J’ai trouvé des organisations actives dans la production industrielle, dans l’énergie, dans l’agroalimentaire, dans les médias, ainsi qu’une école et plusieurs hôpitaux. Surprise suivante, ces entreprises ne se connaissaient pas entre elles alors que je pensais trouver des pionniers qui seraient en relation les uns avec les autres (ce qui me permettrait, au passage, une fois trouvé la première, de trouver les autres). Au lieu de quoi, elles manifestaient en général beaucoup de plaisir à apprendre qu’elles n’étaient pas seules à remettre en cause les pratiques managériales actuelles. J’ai fini par me faire de ces organisations une image amusante, venue des vieilles séries de la télévision, celle de sympathiques aliens dotés de superpouvoirs, et vivant incognitos et isolés parmi nous. Peut-être que l’époque les rattrape et que nous sommes enfin prêts à les reconnaître pour ce qu’elles sont, pas seulement des exceptions intéressantes, mais comme des pionniers de notre avenir collectif. L’étude de ces entreprises a reposé sur deux séries de questions (voir liste en annexe 1). La première interroge 45 pratiques de gestion les plus fréquemment étudiées dans le domaine du management : les processus directeurs comme la stratégie, le marketing, les ventes, les opérations, le budget et le contrôle de gestion, etc. ; les principaux processus des ressources humaines, tels que le recrutement, la formation, l’évaluation, les avantages sociaux, etc. ; les pratiques essentielles du quotidien comme les réunions, la communication Internet, la gestion des conflits, etc. Sur chacun de ces 45 points, il s’agissait d’identifier en quoi les façons de procéder des pionniers se démarquent, ou pas, des méthodes de management conventionnelles. L’approche adoptée était délibérément large et ouverte. S’agissant d’un sujet en train d’émerger, la recherche a embrassé sans idée préconçue tout l’éventail des structures, des façons de faire et des cultures que l’on étudie dans le domaine du management. Elle s’est appuyée sur des données publiées, sur des documents internes, des entretiens et des visites sur place. Chacune de ces organisations pionnières est en soi extraordinaire et pourrait faire l’objet d’un livre à part entière. Mais bien sûr, une dimension de mon travail consistait à chercher si elles constituaient autre chose qu’une succession de cas : y a-t-il des points et des principes communs entre ces organisations, qui seraient le signe de l’émergence d’un nouveau modèle ? Peut-on, sur la base de leurs innovations, formuler un modèle d’ensemble pour ceux qui aspirent à créer un nouveau type d’organisation ? La réponse à ces questions est « oui ». Ces organisations ne se connaissaient pas entre elles et ont chacune mené leurs expériences de leur côté. Elles opèrent dans des secteurs d’activités complètement différents ; certaines emploient des centaines de personnes et d’autres des dizaines de milliers. Malgré cela, après beaucoup d’essais et d’erreurs, elles ont fini par mettre en place des structures et des modes de fonctionnement souvent étonnamment similaires. Cela m’a semblé remarquable, au point de me décider à écrire ce livre. Un nouveau modèle d’organisation est apparemment en train d’émerger, modèle qu’il est aujourd’hui possible de décrire en détail. Il ne s’agit pas d’un modèle théorique, ou d’une utopie, mais d’une manière très concrète de gérer autrement une organisation. Si nous admettons que l’évolution de l’humanité suit une direction, alors nous disposons ici de quelque chose d’assez extraordinaire : à la fois une esquisse de l’avenir des organisations, et aussi un guide assez concret pour ceux qui veulent adopter ces nouvelles façons de faire et d’être en entreprise dès aujourd’hui. Les organisations étudiées pour écrire ce livre sont comme les « aliens » des vieilles séries de la télévision, qui malgré leurs superpouvoirs vivent parmi nous à l’insu de tous. En écrivant ces lignes, j’ai parfaitement conscience que tout cela ne fait qu’émerger. Je ne prétends pas graver dans le marbre l’organisation de demain, ni avoir répondu à toutes les questions. Au fur et à mesure que davantage d’entreprises innovent dans ce domaine, que davantage de chercheurs se penchent sur elles avec différentes perspectives et que la société dans son ensemble avance dans ce sens, notre compréhension va certainement encore beaucoup s’enrichir et s’affiner. Mais je suis persuadé que, déjà, nous tenons les lignes directrices d’organisations plus productives, plus épanouissantes et plus harmonieuses. Les dirigeants qui veulent créer un nouveau type d’organisation n’ont pas à partir d’une feuille blanche. Ils peuvent s’inspirer des pratiques d’organisations existantes, décrites dans la partie 2 de ce livre.
Troisième partie : Les conditions de la réussite
Les recherches menées pour écrire ce livre portent aussi sur la façon dont ces organisations ont vu le jour (grâce à une deuxième série de questions, voir annexe 1). Quelles sont les conditions nécessaires pour faire vivre ce nouveau modèle ? Si demain vous créez une nouvelle organisation, à quoi faut-il être vigilant ? Si vous dirigez une organisation, grande ou petite, que vous voudriez faire basculer dans ce nouveau paradigme, par où commencer, et comment inciter vos collègues à vous suivre ? Ces questions, entre autres, sont abordées dans la troisième partie de ce livre. Pour beaucoup d’entre nous, la nécessité de trouver de nouveaux modes d’organisation est de plus en plus criante. Mais pourtant, celui qui prend le risque de s’écarter de la pensée managériale actuelle pour s’aventurer vers l’inconnu a toutes les chances de rencontrer des résistances, de se faire traiter d’idéaliste ou d’insensé. L’anthropologue Margaret Mead a déclaré un jour : « Ne sous-estimez jamais le pouvoir de quelques personnes déterminées à changer le monde. Le monde n’a jamais changé que grâce à ce genre de personnes ». Si vous êtes une de celles-là, si vous vous sentez appelé à créer une façon radicalement nouvelle de travailler ensemble, plus riche, plus humaine, alors j’espère que ce livre vous prouvera que c’est possible, et qu’il vous accompagnera tout au long de votre aventure. Personnellement, je suis intimement convaincu que le monde est prêt et vous attend.